C'est à Bruges que naquit Albert Saléza le 18 octobre 1867. Il était le
benjamin d'une famille de sandaliers de douze enfants. Sa famille paternelle était originaire de Salles en Lavedan dont
les habitants sont appelés Salézans ou Salézaas, d'où le nom de Saléza.
Orphelin à huit ans, il est envoyé en Gironde dans une propriété du sénateur Calvet où
il est employé comme aide-berger. Il n'y est pas heureux et revient à Bruges pour travailler au métier de
la sandale qui nourrit à peine. A seize ans, il ne sait ni lire ni écrire. C'est un superbe garçon et pour
manger à sa faim, il s'engage comme terrassier sur les chantiers de la voie ferrée Pau-Laruns. Puis il va
travailler à Bayonne où les salaires des sandaliers sont plus élevés qu'à Bruges.
Chantant en choeur comme dans tous les ateliers, sa voix de ténor est remarquée par deux mélomanes
bayonnais MM. Doubrères, négociant en vins et Albert Lion, contrebassiste au théâtre de Bayonne. Il
est présenté à M. Jubin, directeur de l'école de musique et confié au professeur Gaston
Salzedo. Dès lors son destin est fixé. Il fait de rapides progrès dans tous les domaines : instruction
générale, diction, étude de la musique et du chant, répertoire lyrique, etc... Si bien qu'en juillet
1886, il remporte le premier prix de fin d'année.
A 19 ans, Albert Saléza est admis au Conservatoire de Paris. En 1888, il remporte le premier prix de chant et le
deuxième prix de déclamation devant un jury où figurent les compositeurs Ambroise Thomas et Léo
Delibes.
MM. Doubrères et Jubin et la Lyre paloise ont grandement contribué aux frais d'études de
l'élève chanteur. Ici se place une anecdote amusante. Toujours pour aider l'élève Saléza, on
demande une bourse en sa faveur à la commune de Bruges. Le conseil municipal se réunit et le rapporteur conclut
par cette apostrophe inattendue : « Uo bourse ? Ta canta ? Mes, que boulets arridé ; que cantam touts aci ! » (Une
bourse ? Pour chanter ? Mais vous voulez rire ; nous chantons tous ici !) Plus tard, Saléza confiera à ses
intimes : « Oui, j'ai beaucoup travaillé au Conservatoire parce que mes bienfaiteurs avaient confiance en moi. Je voulais
la justifier. »
Les directeurs de l'Opéra et l'Opéra-Comique se disputent le beau chanteur mais il a tellement travaillé
que pèsent déjà les privations de son enfance et de sa jeunesse laborieuse. Sa voix est d'une
étoffe trop délicate et tendre pour courir le risque de la briser dans le vaisseau meurtrier de l'Opéra.
Il débute donc à 20 ans à l'Opéra-Comique dans le rôle de Mylio du « Roi d'Ys » Il
enthousiasme les habitués de la salle Favart, pourtant gâtés à cette époque. La colonie
béarnaise de Paris ne manque pas d'aller l'applaudir en même temps que le palois René Fournets, basse noble.
Louis Barthou, autre Béarnais célèbre, déclarait : « Mon meilleur souvenir artistique demeure
l'interprétation du Roi d'Ys par Saléza. »
De l'Opéra-Comique où il incarne les principaux rôles, et après deux saisons à
l'Opéra de Nice où il rétablit sa santé... en chantant dans Faust, Roméo et Juliette, Carmen,
Richard III..., Saléza passe à l'Opéra de Paris pour la création de « Salammbô » de Reyer.
Celui-ci, après une audition, ne veut pas d'autre ténor pour interpréter le rôle de Mathô. Il
devait être récompensé de ce choix car le héros de Flaubert ne fut jamais mieux
interprété à tel point qu'à la répétition générale, le public
enthousiasmé envahit la scène ! Il ira désormais de succès en succès, de triomphe en
triomphe : Le Cid, La Walkyrie, la Damnation de Faust... Le grand compositeur italien Giuseppe Verdi lui propose le rôle
d'Otello qu'il chantera en français 35 fois jusqu'au 4 mai 1895.
Albert Saléza dont la santé fragile se répercute sur ses cordes vocales prend un congé de deux ans
qu'il passe à Bruges. Il se marie, voit naître son premier fils prénommé Mylio et achève la
construction de son château ferme situé sur les hauts du village, face aux Pyrénées.
En 1897, âgé d'à peine 30 ans, il revient à l'Opéra de Paris puis, l'année suivante,
est engagé au Covent Garden de Londres où il chante dans Carmen avec Emma Calvé, Roméo et Juliette
avec Nelly Melba (la plus célèbre diva de l'époque, inspiratrice de la « pêche »). Chaque fois qu'il
chantait, le roi Edouard VII était dans sa loge royale. Il l'invitait à Windsor pour évoquer les charmes de
la Côte Basque.
L'Amérique lui tend ensuite les bras. À Chicago et au « Metropolitan » de New York, il
triomphe dans Faust, Lucie de Lamermoor, Les huguenots... Un critique écrit : « Avec un si bémol, Saléza a
conquis New York ».
Albert Saléza est alors au sommet de sa gloire. Il chante en italien aussi aisément qu'en allemand et il
étonne les spectateurs par sa prononciation irréprochable. Après avoir accumulé les lauriers
à l'étranger, il rentre en France. En 1912 il est nommé professeur de déclamation lyrique au
Conservatoire où ses élèves remportent les premiers prix à tous les concours de fin d'année.
Son biographe le plus autorisé, Henri de Curzon, écrit dans le « Journal des débats » : « Il était
de ceux dont on dit que la lame use le fourreau. À force de vivre ses rôles, ceux-ci lui ont échappé
et la vie même a suivi de près sa voix... » Albert Saléza donne son dernier cours le 25 novembre 1916.
Le lendemain, pendant la messe de onze heures à Saint Charles de Montceau, il s'écroule brutalement. Le
chroniqueur palois Georges Coustal écrit : « Mylio, Mathô, Roméo, José, Othello, Rodolphe, prenaient
le deuil comme tout le théâtre lyrique dont Saléza était l'un des plus illustres
représentants ».
Grâce à quelques amis, un buste d'Albert Saléza, dû au ciseau d'Ernest Gabard, fut élevé
à Pau, au parc Beaumont, puis transféré plus tard dans la Mairie.
Les anecdotes sur Saléza sont nombreuses. En voici une rapportée par le père de Lucien Labarère qui
la tenait de Saléza lui-même : " L'anecdote qui m'a le plus amusé s'est passée à New York au
temps de sa splendeur. C'était dans un restaurant très chic où Albert Saléza dînait avec des
amis. Le maître d'hôtel, passant derrière lui, laisse tomber une fourchette et, d'instinct, il lui
échappe un juron bien béarnais. Saléza se retourne et lui dit : « - D'ou ès tu ? – De Bruges – De
oun ? - Deu Begué » (-D'où est-tu ? - De Bruges – De quelle maison ? – De chez Bégué) C'était
le nom du paysan à qui Saléza avait acheté la propriété où il construisit son
château. Beau hasard, n'est ce pas ?"
À Bruges, Saléza s'intéressait à la politique locale. Cet aristocrate de la scène et du
chant était resté fidèle à ses amis sandaliers avec lesquels il avait partagé les
misères et dont il soutenait les candidats aux élections. Un soir de bataille électorale à Capbis,
le candidat républicain arrivé trop tard, trouve l'auberge, seul lieu de réunion possible, louée par
son adversaire « réactionnaire ». Averti, Saléza arrive au galop de son cheval et accroche l'aubergiste en
béarnais : « Et ta salle du premier étage ? Elle est libre !» Saléza grimpe au premier, ouvre les
fenêtre toutes grandes et entame le « Beth ceù de Pau » Aussitôt, le rez-de-chaussée se vide :
« Qu'ey Saléza qui cante ! Puyem ! » (C'est Saléza qui chante ! Montons !) Et le concurrent réactionnaire
reste seul devant les tables chargées du vin électoral et les bancs vides.
Le drame de la vie de ce chanteur prodigieux a été, malgré son apparence robuste, celui de sa santé
fragile se répercutant sur ses cordes vocales. Les déceptions, les arrêts brusques sont aussi nombreux que
ses triomphes. Il lutta jusqu'à l'épuisement de ses forces avant de succomber à l'âge de 49 ans, le
26 novembre 1916.
Albert Saléza est inhumé au vieux cimetière de l'église Saint Martin de Biarritz dans le caveau de
la Famille Bonnecarrère. Il y repose avec sa femme Pauline et ses deux fils Mylio et José.
À Bruges, une plaque commémorative est placée sur le fronton de sa maison natale, au numéro 2 de la
rue Albert Saléza.
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